Dès le matin, Hannibál avait fait savoir à son équipe qu’il ne serait pas disponible. Maintenant qu’il avait reçu l’accord de la directrice quant à son projet, il ne comptait pas lésiner. Il lui fallait minimum deux cadavres. Il était déjà passé à la morgue et malheureusement, personne ne s’était décidé à passer l’arme à gauche. Il espérait donc que quelqu’un aurait la bonne idée de mourir au plus vite, lui évitant ainsi de devoir avoir recours à un plan alambiqué pour faire disparaître un patient sans histoire et surtout sans famille.

Le psychologue avait donc passé le plus clair de son temps à farfouiller aux quatre coins de Lómilendë dans l’espoir de trouver un mourant. Peine perdue. Toute la complexité de la tâche résidait dans le secret qui l’enveloppait. Il se devait de rester discret et ne pouvait aller à corps perdu crier à tue-tête si un quelconque malade n’agonisait pas dans un coin. Aux alentours de midi il s’était donc résigné et avait décidé d’aller manger quelque chose. L’esprit plein il réfléchissait mieux.

C‘est pourtant la tête toujours ailleurs que le docteur prit place dans la queue au réfectoire. Mécaniquement il choisit le menu 1 et se rendit à une table encore vide. Il y posa son plateau et se rendit compte qu’il avait oublié son verre d’eau, il voulut donc faire demi-tour mais se heurta de plein fouet à une femme à la chevelure de feu. Fort heureusement, elle n’avait pas de plateau en main, aussi son beau tailleur noir n’essuya aucune catastrophe. Hannibál s’excusa platement avant de prêter plus attention à la rousse. Habits de haut standing, tirée à quatre épingles : c’était une cadre. Le hongrois lui tendit la main et se présenta.

La journée se déroulait calmement, même trop calmement pour la jeune psychiatre. Aucun nouveaux cas intéressant pour Samaha Black et trop de pression de la part directoriale au niveau des nouvelles admissions en secteur C. Les quelques cas qui déambulaient dans la section cachée avaient bientôt épuisés toutes leurs ressources et étaient en fin de vie. L’anglaise avait peut-être un peu trop forcée sur le psychique des pauvres âmes condamnées. Mais que voulez-vous ? Quand la curiosité emportait la rousse, rien ne pouvait l’empêcher d’arrêter ses recherches, sauf peut-être la mort du patient. Bien sûr, le Dr. Black profitait des cas de clochards drogués et sans famille pour remplir son stock de cobayes sans que personne ne se rendent compte de leur disparition, mais ce n’était pas suffisant. Pour être stimulé, la chamane avait besoin de trouver une vrai anomalie qui capterait son attention au moins pour quelques mois.

Comme son activité était au plus bas, Samaha profita de passer par le réfectoire pour manger une petite douceur. Elle avait dîné auparavant dans ses appartements, privilège offert gracieusement par l’appui de son mari. Un chef lui avait préparé spécialement un repas succulent composé d’un potage à la courge pour entrée et de cuisses de grenouilles à l’ail en tant que plat principal. Le dessert ne figurait pas au menu, car la rouquine préférait le chercher au réfectoire pour voir un peu de monde.

Arrivée dans l’espace de vie, la psychiatre grimaça à la vue d’autant de gens. Un homme au teint pâle se retourna brusquement et la bouscula. Samaha accepta les excuses sans présenter les siennes. Elle allait continuer son chemin lorsque le sorcier se présenta. Hannibál Masaryk, le nouveau chef de la section Hyde. Beaucoup plus froid que l’ancien directeur, le docteur restait néanmoins très poli et courtois. La rousse saisit fermement la main du docteur et se présenta à son tour.

Le personnage qui se tenait devant elle dégageait une aura étrange. Presque instinctivement, Samaha restait sur ses gardes avec l’individu. Elle avait l’impression qu’il cachait quelque chose. Ce n’était pourtant qu’une stupide intuition et l’anglaise savait très bien qu’une psychiatre de son envergure ne devait pas se permettre de construire un jugement sur cette seule petite impression.

Hannibál avait donc raison. La rousse n’était pas n’importe qui, c’était Samaha Black, la cheffe du service Baudelaire. Imperceptiblement, il la scruta de haut en bas. Belle femme, bonne trentaine, soignée et énergique. Sans surprise, son propre nom lui était familier, elle savait qui il était. Il acquiesça impassible. Le psychologue allait poursuivre son chemin afin de mener à bien la mission qui l’avait poussé à se lever en premier lieu : chercher un verre d’eau ; mais sa collègue l’interrompit bien malgré elle dans son action lorsqu’elle enchaîna sur quelques questions. La boisson attendrait. En silence il s’assit et fit signe à la psychiatre de faire de même avant de répondre d’un ton égal.

 

A ces mots, Hannibál baissa spontanément la voix et jeta un rapide coup d’œil aux alentours. Jezabel avait été très claire : la prudence était de mise. Pas de faux pas. Il reprit.

Les formalités échangées, le hongrois passa rapidement à la vitesse supérieure. Il s'assura que personne ne tendait une oreille indiscrète et sur un ton toujours aussi neutre bien que sensiblement plus doucement il demanda de but en blanc.

Alors même qu’il achevait ses questions, Hannibál se rendit compte que Samaha représentait son dernier espoir. Il ne courrait pas les étages à la recherche des autres chefs de service et sa patience avait atteint sa limite. Il n’avait pas été engagé pour être un responsable conventionnel. Si la rousse ne répondait pas par la positive, il mettrait en œuvres d’autres moyens. 

Un homme qui allait droit au but plutôt que de s’éterniser dans les formalités, voilà qui plaisait à la psychiatre. Au combien de fois, la rousse avait dû supporter les échanges sur le beau et le mauvais temps de son ex-collègue du service Hyde. Le docteur Masaryk semblait plus enclin à parler boulot qu’à balbutier sur des mondanités ; une qualité que l’anglaise appréciait. Le timing était plus que parfait. Samaha Black souhaitait se replonger dans son art et peut-être que les petites manigances morbides de son interlocuteur lui permettront de faire avancer les choses ou, tout du moins, l’amuseront quelques temps. Elle baissa à son tour la voix pour répondre à Hannibál.

Un sourire légèrement malsain se dessina sur ses lèvres. Elle était prête à rendre service à son collègue, mais elle ne souhaitait pas être mise de côté. S’il comptait profiter de sa marchandise, il devait l’inclure dans ses plans. En temps normal, c’est-à-dire avec une activité plus intensive dans ses recherches, la chamane aurait donné les cadavres souhaités au psychologue sans bronchée, mais malheureusement ou  heureusement pour lui, la rouquine s’ennuyait ferme. En reprenant, encore plus bas, elle ajouta :

Une question traversa l’esprit de la trentenaire. Pourquoi avait-il besoin de corps ? Le bougre était psychologue. Il n’avait donc pas du étudier la médecine, normalement… Il n’allait donc pas les découper. Mais que peut-il bien en faire ? Le malaise qui avait envahi la psychiatre revient au grand galop. Mais après tout, même si le personnage était dérangé, ça ne la regardait pas. Elle n’avait qu’à se méfier des choses qui pourraient la concerner.

Samaha Black se recula et s'appuya contre le dossier de sa chaise, un bras s'accoudant à ce dernier et ses jambes croisées.

Hannibál ne laissa rien transparaitre mais son cœur s’emballa. Samaha pourrait lui fournir ce dont il avait besoin. Son cœur s’emballa avant d’inévitablement retomber comme une pierre. Il y avait une condition. La rousse voulait être incluse aux manigances. Le hongrois n’avait aucune envie d’inclure qui que ce soit, il n’aimait pas collaborer et encore moins avoir quelqu’un dans ses pattes et la psychiatre ne serait qu’un poids mort. Rien de plus. Elle n’était pas nécromancienne la rendant donc quasiment complètement inutilisable. Quasiment. Il lui faudrait bien qu’il lui trouve une utilité s’il voulait pouvoir avoir ses cadavres. Une seconde, il fut tenté de décliner et de se débrouiller par lui-même mais il se ravisa bien vite. Nulle part ailleurs il ne pourrait mener à bien ses projets avec autant de liberté et de moyens mis à sa disposition. Il eut alors un sourire sans joie, apathique avant de répondre.

Sans prendre la peine de toucher à son plat, il se leva et fit à nouveau signe à sa collègue de l’imiter.

Il lui sembla percevoir un soupçon de surprise. A quoi s’attendait-elle ? Les corps étaient évacués rapidement par ici, pas de temps à perdre. Alors qu’ils se dirigeaient vers les ascenseurs en silence, Hannibál qui n’aimait pas papoter dérogea à sa règle et s’autorisa une question.

Au haussement de sourcil de la rousse il dut se retenir de ne pas compléter par : puisque vous êtes obligée de venir parasiter le mien. Il fut bien plus diplomatique quoique toujours atonique.

Bien malgré lui la machine Masaryk était lancée. Il venait de passer plus de 10 minutes avec Samaha, il avait commencé à l’analyser. Il ne doutait cependant pas que la psychiatre avait certainement dû engrainer le même manège, les joies du monde psy. Une rapide dissection de ces faits et gestes rendait compte d’une femme ambitieuse et sûre d’elle, consciente de sa beauté, un brin arrogante et certainement aisément irritable. Rien d’insurmontable, il lui faudrait simplement trouver comme la mettre à profit vue qu’une autre de ses caractéristiques semblait être la recherche de sensations.