Malgré tous ses efforts pour rester détachée, Selena ne parvint à retenir la puissante vague de souvenirs et d’émotions qui la heurta de plein fouet lorsqu’elle vit depuis la fenêtre du taxi Lómilendë se détacher au loin. L’établissement avait été rénové de fond en comble mais il gardait l’aspect d’un château. Seulement, en lieu et places des murs éventrés et des paysages de chaos se trouvaient désormais façades refaites et des parcs verdoyants – enneigés en l’occurrence. Lómilendë ne mourrait donc jamais.

Lorsqu’elle descendit du véhicule Selena le regarda s’éloigner avant de reporter son regard sur la bâtisse. Lómilendë était majestueuse, plus que jamais. Tout de blanc repeinte, elle rivalisait avec la neige qui tombait à gros flocons depuis plusieurs jours. Selena resserra son manteau, et leva la tête vers les tours. C’est de l’une d’elle que son père avait sauté pour mettre fin à ses jours. Elle secoua la tête, reprit ses esprits et son courage à deux mains et entra. Tout était si énorme, si démesuré. Elle alla s’annoncer au secrétariat qui lui indiqua le chemin à prendre. Elle avait réussi à décrocher un rendez-vous avec la directrice, une certaine Jezabel Pendragon. Tout en s’enfonçant vers les sous-sols, Selena ne put s’empêcher de se remémorer ces lieux. En son temps, sous les ruines se trouvaient l’imposante base 2304-Z, celle que sa mère et sa marraine avait dirigée. C’est d’ici que s’étaient rassemblés les meilleurs informateurs, soldats et diplomates pour mettre fin à la domination de Sliven.

Une curiosité qu’elle n’avait pas prévue s’empara soudainement d’elle. Qu’était-il advenu des appartements de ses parents ? Et de la salle à manger où elle avait passé tant de temps lorsque de son passage à Lómilendë ? Restait-il des vestiges de l’école ? Encore une fois, Selena s’efforça de reprendre ses esprits. Elle avait un important rendez-vous auquel elle se devait d’apparaître sous son meilleur jour. Comment la directrice allait elle réagir ? « Nàsdy ». Ce nom ne laissait guère de doutes. Tout au long de sa vie, Selena avait été reconnue et assimilée à son illustre mère. Pas toujours pour le mieux malheureusement.

Devant le bureau, Selena s’arrêta. Ce qui était devenu l’office de la directrice de l’hôpital fut autrefois celui de la Générale Nàsdy. Selena inspira profondément et frappa. Jezabel l’invita à entrer. Selena comprit immédiatement pourquoi le Docteur Pendragon dirigeait Lómilendë. Elle dégageait force et assurance et sa beauté ne faisait qu’ajouter du poids à son charisme. C’était une belle femme. Au final, il semblerait qu’un dragon ait prit la place d’un autre dragon. Selena s’assit.

Elle n’avait pas stipulé le but de sa visite et n’avait réussi à décrocher un rendez qu’en usant de son nom. La secrétaire avait fini par abdiquer face à l’insistance de Selena et le renom de Nàsdy. Si son nom de famille n’était pas toujours un cadeau, il fallait faire au mieux avec ce que l’on avait.

L’horloge magique accrochée au mur indiquait qu'il serait bientôt quinze heures – heure du rendez-vous de la directrice avec une sombre inconnue à laquelle sa secrétaire avait accordé une entrevue pour la simple raison qu’elle s’appelait Nàsdy. Jezabel suivi du regard les aiguilles, noires comme le cadre, avec quelques décorations de style gothique. L’horloge avait été ensorcelée afin de n’apparaître qu’aux yeux de la chamane, lui permettant de toujours avoir connaissance de l’heure, alors que ses invités étaient plongés dans le flou temporel le plus total.

Comme à son habitude, Jezabel avait exigé des détails sur sa future rencontre. Selena n’avait pas que le nom de la célèbre combattante : elle était sa descendante directe. Cependant, la directrice de Lómilendë se souvenait des moindres détails du dossier concernant la jeune femme et aucun point n’avait réussi à soulever sa curiosité. Un jumeau dont elle était proche, père mort, mère disparue, une carrière inexistante – fraîchement diplômée et aucune étude magique. Rien, définitivement rien, à se mettre sous la dent. Pas de rébellion incontrôlable en réaction à la célébrité de sa mère, aucune tension familiale notable, la descendante d’Erzèbeth menait, aux yeux de la chamane, une vie bien trop banale. La rencontre qui allait suivre ne serait certainement qu’un vague entretien d’embauche.

On frappa à la porte.

« Entrez »

Pour n’importe quel entretien, Jezabel se serait levée et aurait serré la main de son hôte avant de l’inviter à prendre place. Elle ne le fit pas. Selena avait usé de son nom pour avoir un entretien, cela l’avait reléguée à un rang moindre dans l’estime de la directrice. Elle haussa les sourcils et sans réellement tenter de mettre son interlocutrice à l’aise, plongea directement dans le vif du sujet.

« Mademoiselle Nàsdy, quel bon vent vous amène, que puis-je pour vous ? »

Il était rare que la directrice de Lómilendë soit si concise. Elle qui se réjouissait toujours de ses visites, même inattendues, et proposait toujours une boisson à ses convives, était face à la nécromancienne aussi froide que la neige qui entourait l'hôpital.

« Mademoiselle ». Selena fronça les sourcils. Jezabel posait d’emblée le décor : elle la considérait comme une jeune tourte avec laquelle elle se retrouvait coincée pour un interview qu’elle tenterait d’expédier le plus rapidement possible. La nécromancienne resta silencieuse quelques secondes avant de s’exprimer sur un ton froid et détaché.

Selena ne laissa pas le temps à la directrice de lui signaler que Lómilendë était encore en phase de parlementassions quant à son éventuel statut d’hôpital universitaire. Elle enchaîna.

La nécromancienne sortit un dossier de la mallette qu’elle avait amenée et le glissa vers Jezabel. Cette dernière l’ouvrit négligemment et le parcourut. Soudain elle se redressa sur son siège.

Selena laissa à nouveau quelques secondes le silence donner du poids à ses mots pendent que Jezabel continuait à lire le dossier avant de reprendre et conclure 

Jezabel haussa un sourcil. En voilà une qui ne manquait pas de toupet. Tenait-elle de sa mère ? Bien que n’ayant pas connu personnellement l’illustre nécromancienne, la directrice songeait que c’était certainement le cas.

La jeune femme qui lui faisait face ne lui laissa même pas le temps d’objecter lorsqu’elle lui parla d’une formation. Une formation ?! Quelle idée ! Comme si le personnel de Lómilendë y était préparé. Y avait-il seulement un membre qui ait le droit d’enseigner ? Ne s’étant jamais intéressée à la question, Jezabel l’ignorait. Un dossier glissa sur la table en direction de la chamane qui plissa les yeux en regardant la surface de verre noir qui composait son bureau. Que lui voulait cette petite insolente ?

Jezabel s’empara du document, un épais dossier médical, fixant obstinément le nom inscrit sur la couverture. « Erzèbeth Nàsdy ». Le nom de la célébrissime sorcière ornait les feuilles se trouvant entre les mains de la chamane. Cette dernière feuilleta le dossier, écoutant d’une oreille cependant attentive ce que lui disait l’impertinente en face d’elle. « Gel-cœur », lut-elle sur une page. Samaha Black se chargerait donc de ce cas des plus intéressants. Il faudrait la convoquer au plus vite. Expérimenter sur Erzèbeth Nàsdy était une opportunité incommensurable. Une sorcière de cette trempe… Jusqu’où résisterait-elle ? Permettrait-elle à Jezabel de trouver la solution qu’elle recherchait tant ? Mais comment pourraient-elles toucher au moindre cheveu de la femme avec sa fille dans les pattes ?

« Vous êtes la bienvenue en tant que psychologue, mademoiselle. Dès que nous aurons mis en place la structure nécessaire à votre formation, vous pourrez l’entreprendre. »


Elles trouveraient un moyen. Il était hors de question que Samaha et Jezabel laissent filer un sujet aussi intéressant.

« Votre mère est également admise au sein de Lómilendë. »


Avait-elle réellement besoin de le préciser ?

Alors que Jézabel parcourrait le dossier avec attention, Selena ne put s’empêcher de tapoter nerveusement sa main sur ses genoux croisés. Que ferait-elle si Jézabel refusait ? Elle ne pouvait pas. Il n’y avait pas d’autres choix ; tout ceci était écrit, c’était mystique, ce devait arriver. La directrice mit fin à l’insoutenable tension lorsque, de but en blanc, elle annonça simplement à Selena qu’elle était engagée. Un sourire franc illumina le pâle visage de la noiraude. Evidemment, Erzèbeth était admise. Selena ne s’en rendait pas compte, mais sa mère venait d’être une garantie pour elle de recevoir une formation dans la prestigieuse et éternelle Lómilendë. Il était ironique de relever d’ailleurs que la nécromancienne n’avait pas utiliser sa mère pour marchander sa formation contrairement à ce qu’elle avait laissé croire à Jézabel mais qu’au contraire, elle avait utilisé le statut de sa mère pour la faire interner dans ce qu’elle considérait être sa meilleure chance de rémission. Bien évidemment, la jeune finno-hongroise n’avait aucune idée de ce dont il retournait vraiment entre les murs de l’hôpital.

Remercia chaleureusement la psychologue en serrant la main de sa nouvelle directrice.

S’enquit-elle. Doucement, elle commença à réaliser l’ampleur de ce qui était en train de se passer et sentit l’excitation l’envahir. Elle aimait son job. Bien avant que la réapparition de sa mère ne vienne bouleverser son quotidien, elle adorait la psychologie. L’idée de pouvoir pratiquer et apprendre à Lómilendë la comblait.

Le ou la responsable en question aurait inévitablement droit à sa visite, elle désirait s’entretenir avec lui/elle. Après tout, c’est avec cette personne qu’elle devrait travailler en étroite collaboration pour pouvoir guérir Erzèbeth. Si près d’une décennie après s’être infligée un sort supposément létal sa mère était toujours en vie, il y avait de l’espoir. L’avenir se profilait comme radieux. Sa mère se rétablirait et Selena pourrait appeler sa chère marraine et lui annoncer la bonne nouvelle. Au final y’avait-il peut être une justice, une sorte de balance karmique qui finissait enfin – après plus de vingt ans – à pencher en sa faveur. 

Selena remercia chaleureusement Jezabel, qui sentit ses lèvres s’étirer en un long sourire cruel. Si elle pouvait simplement imaginer l’horreur qui attendait sa mère… La directrice tapota le dossier sur le bureau comme pour en réarranger les feuilles et le rangea dans un tiroir sans demander l’accord de la jeune femme lui faisant face. « Je garde ceci », annonça-t-elle simplement.

« Oui, vous pouvez commencer dès que vous le souhaitez, répondit Jezabel à la question de la nécromancienne. Allez voir ma secrétaire, Živka vous fera votre contrat et s’occupera de toutes les formalités administratives. »

Elle marqua une pause.

« Votre mère sera admise dans le service 3 dirigé par Samaha Black. Je m’entretiendrai tout d’abord avec elle pour parler de ce cas épineux. Je lui dirai de vous convoquer dès que possible. »

Alors qu’elle prononçait ses mots, elle savait que sa fidèle secrétaire convoquait d’ores et déjà Samaha à la rejoindre. Il fallait que les choses aillent vite et surtout, que Mrs Black ne se trouve pas prise au dépourvu face à Selena. Tout devait être des plus finement orchestré.