Des couloirs du 13^ème étage à ceux du 12^ème régnaient une atmosphère de mort. Dans le premier, tout était vide et froid, alors qu’au second, le délabrement était de mise. Samaha Black traversa le dédale du château d’un pas rapide. Si Jezabel Pendragon la convoquait dans son bureau, cela ne pouvait signifier que deux choses ; soit elle allait apprendre une grande nouvelle, soit elle avait de gros ennuis. Pourtant, la sorcière n’avait rien à se reprocher, elle ne se faisait donc pas vraiment de soucis.

Arrivée à la jonction entre le 12^ème et le 11^ème étage, la psychiatre vérifia subtilement si personne ne trainait dans le passage et descendit les escaliers. A ce moment, manque de bol, une infirmière passa devant la chamane et s’arrêta un instant, surprise de la voir descendre du 12^ème où rien d’intéressant n’était censé si trouver. Samaha lança à la jeune femme un regard noir. Cette dernière s’excusa platement d’avoir agi si rudement et continua son chemin. Pour ne pas éveiller de suspicions inutiles, l’anglaise ne prit pas la peine de s’excuser. Il n’y avait rien de pire que le besoin de s’expliquer à un subalterne alors qu’il n’avait pas à mettre sa supérieure dans cette position.

Son cheminement se poursuivit par les ascenseurs, un moyen bien plus agréable que de devoir déambuler en secret d’étages en étages. Et pourtant, à l’intérieur de la machine résonnait une musique classique légèrement énervante. A chaque fois que la trentenaire effectuait un long trajet seule dans cet appareil, elle sentait tout son corps se crisper et une envie irrépressible de frapper quelqu’un. Elle se demanda un instant qui avait eu cette vicieuse idée de choisir ce genre de musique – connue pour être stressante pour certains types de personnalité. Une idée de génie ! finit par concéder Samaha. Elle espérait au moins que l’individu qui avait songé à ce stratagème avait pris la peine de visionner les caméras de surveillance de l’appareil pour voir l’effet de son acte machiavélique. Un petit gong indiqua l’arrivée de l’ascenseur au sous-sol. Il sortit aussi de ses pensées la rousse qui se dirigea vers le bureau directorial.

Samaha frappa trois fois à la porte du bureau de Pendragon et attendit qu’on l’invite à y entrer.  A chaque fois que la sorcière pénétrait dans cette pièce, elle avait l’impression de s’inonder d’Histoire. Autrefois, les lieux n’étaient autres que les quartiers de la grande Générale Nàsdy. Un nom qui ne pouvait laisser indifférent. Atteinte du Gel-cœur en fin de carrière, la psychiatre ne put s’empêcher de penser qu’il aurait été un réel plaisir de pouvoir expérimenter sur cette incroyable créature.

Avant de recevoir toutes réponses la chamane se permit de prendre place dans un fauteuil qui faisait face au bureau de sa supérieure.

Jezabel attendait dans son bureau, pensant avec perplexité à sa rencontre avec Selena. Samaha ne devrait pas trop tarder. La descendante Nàsdy avait-elle usé de la réputation de sa mère pour décrocher un emploi à Lómilendë ? Dans quel but ? Certes l’établissement lui offrirait l’occasion de se former cependant cela aurait été plus facile dans un hôpital universitaire déjà établi. Elle devait avoir une raison particulière de se rendre à Lómilendë. Peut-être espérait-elle simplement que le lieu pourrait aider sa mère. Après tout, elle avait passé la majeure partie de sa vie dans ces lieux.

La directrice invita son hôte à entrer lorsqu’elle frappa à la porte. Elle la regarda s’assoir, un sourire ravi aux lèvres.

« Samaha, cela me semble une éternité depuis la dernière fois que nous avons eu l’occasion de nous entretenir. Décidément, ce n’est pas une période facile. Comment allez-vous ? »

Jezabel lui laissa à peine le temps de répondre et reprit.

« Entrons tout de suite dans le vif du sujet très chère. Votre service va accueillir une nouvelle patiente. Un cas extrêmement intéressant. La difficulté étant que je n’ai pu l’accepter qu’à condition d’employer sa fille, une psychologue fraichement diplômée désirant effectuer une spécialisation au sein de Lómilendë. »

La chamane saisit le dossier qu’elle avait parcouru de nombreuses fois entre le départ de Selena et l’arrivée de la cheffe de service. Sur la couverture trônait toujours en lettres noires le nom si admiré, « Erzèbeth Nàsdy ».

« Il nous faut éloigner Selena. La mettre hors d’état de nuire. Vous avez certainement eu vent des égarements du Professeur O’Briain… Je pensais lui confier cette tâche, comme, disons, un test. Qu’en pensez-vous très chère ? »

Jezabel fixa son employée, se délectant de ce qu’elle pouvait lire sur son visage.

Les propos du quotidien soulevés par la directrice indiquèrent à Samaha Black que sa dévotion envers Lómilendë n’était pas contestée ni soupçonnée. Un léger soulagement s’empara de la psychiatre. Bien entendu, l’anglaise savait pertinemment que Jezabel Pendragon n’arrêterait jamais de surveiller les moindres faits et gestes de la totalité de ses employés.

La directrice expliqua qu’un cas intéressant allait venir rejoindre les rangs de l’hôpital, mais avec une condition bien particulière. La rousse se demanda qui avait bien pu contraindre Jezabel. Sûrement encore quelqu’un de bien capricieux et gênant. Mais si même la cheffe suprême de ces lieux avait elle-même céder au chantage, il fallait s’attendre à un cas dont l’intérêt devait être exceptionnellement élevé.

Lorsque sa supérieure lui tendit le dossier, Samaha ne put réprimer une légère exclamation, suivi de près par un sourire carnassier. La fameuse Erzèbeth Nàsdy était de retour dans son ancien château. Voilà qui allait promettre de belles surprises. Ô combien de fois, la psychiatre avait-elle contemplé le portrait de la célèbre femme qui trônait dans sa chambre. Elle jeta un rapide coup d’œil au dossier avant de s’arrêter sur les mots « atteinte du Gel Cœur ». Voilà qui rendait la chose encore plus intéressante. Cette vieille femme avait survécu à un Gel Cœur et surtout avait réussi à se l’infliger. Ce n’est pas pour rien si elle, Yezekael Adrazar et Vanina Tsukiyo avaient remporté le titre de plus grands mages de leurs temps. Dommage que le second soit mort et la dernière ait quitté ce pays. Ils auraient fait des patients particulièrement intéressants, eux aussi.

Se débarrasser de la fille était l’objectif principal afin de pouvoir exercer librement sur le spécimen rare. Sur ce point, Samaha ne pouvait s’empêcher de rejoindre Jezabel. Lorsque la directrice proposa le nom d’Aedan, la rouquine hésita. En temps normal, elle n’aurait pas hésitez à refuser l’offre et à proposer de s’en charger soi-même renforçant les doutes sur son collègue et le laissant hors d’état de nuire un peu plus longtemps, histoire de récolter des cas intéressants avec un collègue de moins sur le dos. Mais, au vu des récents événements, l’irlandais apparaissait aux yeux de l’anglaise un brin plus sympathique. Elle décida donc de lui faire une fleur et de l’aider. Certainement une faiblesse… mais la chamane ne pouvait se résoudre à lui tirer dans les pattes la première, même si elle avait le sentiment que ce jour arriverait fatalement.

Un sourire s'étendit sur les lèvres de Jezabel, en réponse à celui qui était né sur celles de Samaha à la vue du dossier. Elle laissa son employée se délecter des détails concernant sa nouvelle patiente. Le Gel-Coeur, dans le cas présent, était particulièrement intéressant. Pourquoi n'avait-il pas tué la nécromancienne ? Depuis le temps, il aurait dû l'anéantir totalement. Samaha ne sera pas la seule à se pencher sur cette curiosité : tout le personnel de l'hôpital aura les yeux rivés sur la si célèbre Miss Nàsdy. Chaque personne, initiée, naïve, sorcière ou non, avait forcément déjà entendu parler de la combattante et aura les yeux rivés sur le cas. Chaque fait et geste devra être calculé pour n'éveiller aucun soupçon tout en tirant parti au maximum des possibilités que présentait une patience telle que celle-ci. Tout devra être supervisé, surveillé. Comme jamais auparavant.

« Je suis ravie que vous approuviez mon choix. Monsieur O'Briain est charmant après tout, il n'aura certainement aucun mal à divertir la jeune demoiselle Nàsdy. »

Jezabel retint un soupir : place à l'administratif.

« La patiente commencera évidemment par la catégorie B. Au vu des circonstances, nous ne pouvons décemment pas agir autrement... Pas avant d'avoir réglé le cas de Selena. En attendant, je compte sur vous pour me faire des rapports réguliers et détaillés sur l'évolution d'Erzèbeth. Vous pouvez engager quelqu'un pour le faire si le besoin s'en fait sentir mais n'oubliez pas que ce doit être une personne de confiance. Vous serez tenue responsable du moindre écart. »

Rien, absolument rien, ne devait déranger ses plans.

Engagez quelqu’un ? Pour le moment, il n’en était pas question. Personne n’était assez digne de confiance aux yeux de la rousse. Son personnel, naïfs ou initiés, lui avait prouvé à maintes reprises qu’ils n’étaient que des incapables. Les rapports seront rédigés de sa main et elle veillerait que personne ne s’approche de la chambre d’Erzèbeth Nàsdy sans son consentement – à l’exception, peut-être de sa fille.

Mais si cette dernière espérait guérir sa génitrice, elle devait bien se rendre compte qu’il valait mieux rester à l’écart. Et quand bien même, Selena déciderait d’interférer, elle ne serait plus un problème pour longtemps. Peut-être qu’une fois morte, elle pourrait encore être utile ? La chamane s’imaginait déjà exposer le corps sans vie de la demoiselle devant la mère. Aurait-ce un quelconque effet ? Ou le Gel-Cœur lui avait-il vraiment enlevé le peu de sentiments qui lui restait ?

« Très bien. Ne vous inquiétez pas. Je veillerai à ce que rien ne vienne se mettre en travers de notre route », répondit-elle avec un sourire en coin. « Je vais disposer et tout de suite m’atteler à ce cas plus que particulier. »

Soudain, Samaha eut un éclair de génie pour la surveillance d’Erzèbeth. Elle allait placer un esprit à son chevet. Malheureusement, le sort lui demanderait un entretien conséquent. Si la psychiatre voulait qu’il ait un effet durable et inviolable, il fallait qu’elle le renouvèle régulièrement. Ma fois, c’était un bien maigre prix à payer pour pouvoir garder le contrôle total sur un dossier aussi… croustillant.

La sorcière remercia Jezabel pour son offre plus que généreuse et prit congé. Même si le cas était destiné au service Baudelaire, Samaha savait pertinemment que la directrice ne lui aurait pas laissé la patiente, si elle avait eu le moindre doute sur elle.