Depuis que de nombreuses tragédies avaient ponctuée sa vie en communauté, Hee-Young, vieille coréenne loin de sa Terre natale, se laissait gaiement balader de villes en villes. Les esprits qui la hantaient lui soufflaient régulièrement de nouvelles destinations, que sa curiosité désabusée l'amenait à suivre.

Après s'être longtemps promenée aux abords du Gange, puis dans des terres Ottomanes, elle s'était retrouvée au sud de la botte italienne. 

-Mais qu'est-ce que c'est que ces maisons? Ce style de vie? Mais les gens paient pour y venir? Et y rester?

Horrifiée par ces terres et ce pays, hantés par les fantômes de leur gloire passée, Hee-Young avait menacé le capitaine du navire qui l'avait embarquée de milles tortures pour le forcer à la déposer ailleurs.

-Je vais au port de Venetia, très beau, plus au Nord, lui avait-il proposé afin qu'elle enlève la dague de son abs-ventre qui avait percé ses habits et effleurait sa peau.

Et elle avait accepté. Avant de devenir encore plus folle de rage et de couler le navire dans une effluve de magie pure qui s'était échappé d'elle. Laissant là marchands et marins se dépêtrer dans cette lagune infâme, elle vola un cheval pour se rendre au-delà des montagnes.

"Plus frais. Nouvel air. Autre pièce nouvelle, assurément" avaient soufflé les esprits, en ricanant.

Hee-Young avait aimé le changement de lieu et accueilli les vallées alpines avec soulagement. La rudesse et le côté réservé des locaux, moins enclins à la bombarder de questions sifflantes et indiscrètes.

*

Désormais perdue aux abords du Lac de Tarasp, son cheval volé revendu à un paysan, l'ancienne profitait du paysage et de l'eau fraîche et cristalline. Le silence se brisa soudain.


"Arrivant- Dans les bois- Maîtresse - Non, Directrice des Lieux - Puissance - Pouvoir - Mort - Vie "

Vous pouvez vraiment pas la fermer plus de deux minutes, même dans un endroit pareil? Bon, quel énergumène me vaut vos sempiternelles clameurs? Importante, oui, oui j'ai bien compris. Taisez-vous!

Une silhouette sombre s'avança sur le sentier, à sa rencontre. Hee-Young ne se donna pas la peine de se lever et profitait encore de baigner ses pieds endoloris dans l'eau. Elle attendit que cette inconnue vienne à sa rencontre et lance la discussion, si elle le souhaitait.
 
De toutes manières, la Coréenne ne pouvait pas discerner la figure quand bien même elle serait à côté d'elle. Alors, elle attendit, oreilles tendues.

Quelle journée, quelle journée ! Sur une note positive, Jolanda avait rencontré une comtesse (riche !) et elle avait vendu toutes ses brioches. La comtesse en avait acheté quelques-unes (une comtesse qui a du goût !); elle avait vendu les deux douzaines restantes aux bonnes sœurs qui vivaient dans le monastère situé à une courte distance du château, près du lac Tarasp. "J'ai eu une demande beaucoup plus faible qu’attendue et je ne veux pas que ces brioches soient gaspillées" (fourbe, maligne), avait-elle dit à la nonne en chef. La nonne, comme prévu, a acheté le stock restant (Dieu déteste le gaspillage). Je pense qu'une partie de la nonne a dû se demander comment Jolanda était arrivée par hasard au monastère avec autant de brioches. Mais l'autre partie de la nonne n'a pas voulu poser trop de questions parce qu'elle aime trop les brioches (grosse oie).

Comme personne d'autre ne le fait, Jolanda se félicite elle-même de ce tour de force commercial (bien joué, Jolanda !). Avec tout ce qui été vendu ajourd’hui, elle a déjà atteint son quota pour cette semaine. Avec rien d'autre que de l'argent et du contentement sur sa personne, Jolanda se promène maintenant le long du lac Tarasp en rentrant chez elle à Schuls. Ce n'est pas le genre de Jolanda de se sentir en paix, mais en ce moment, alors qu'une agréable brise l'emporte joyeusement en avant et que le soleil habille tout d'une lumière dorée, elle s’y sent proche.

Mais son œil commence à tressaillir.

Il y a quelque chose ou quelqu'un. De la magie (de la magie, de la magie, de la magie). Puis elle le voit - la voit - avec ses deux yeux à la fois, à quelques centaines de mètres devant elle. De son bon œil, elle aperçoit une vieille personne orientale (pas d'ici). Avec son mauvais œil, l'horrible œil magique et maudit, elle voit un chaos de présences magiques – présences plurielles - qui tournoient autour de la personne (pas bien). Non seulement Jolanda n'aime pas les vieux (pas d'argent), mais elle déteste la magie (pas normal). Et ça…ça promet d'être la pire des combinaisons.

Il n'y a qu'un seul chemin entre le lac et Schuls.

Alors que Jolanda s'approche de la personne (personnes ?), elle s'aperçoit qu'il s'agit d'une femme. Que de rides (haha). Comme elle n'est qu'à quelques mètres, Jolanda marmonne un "Bonjour, madame" dépassionné, en espérant que la vieille dame ne l'entende pas, ne la voie pas ou ne remarque pas sa présence.

On peut toujours espérer.

Les esprits s'affolaient et se contredisaient, s'étant mis à hurler de plus belle à l'approche d'une individue. La chamane eut toutes les peines du monde à se concentrer. Incapable de dissiper les âmes criardes, elle se concentra sur un son de voix, un timbre qu'elle avait appris à reconnaître comme fiable. Une voix enfantine, cristalline, toujours juste. Hélas, souvent noyée sous le déluge des autres. 

"Parfum de mort, enivrant. Embaume ses habits, ses pensées; présence noble. Attention au regard."

Hee-Young ne comprenait pas toujours tout. D'ailleurs, elle n'était jamais certaine d'avoir bien compris, cette voix ni les autres. Par habitude, elle agita sa main gauche en l'air près de sa tête, comme l'on balaierait une mouche trop proche. Toujours assise, elle entendit les pas se rapprocher. 

-Bonjour, madame.

"Salutations" traduisit une voix.

-Salutations, répéta-t-elle phonétiquement.

Hee-Young s'engagea dans une discussion mentale avec ses esprits puis répéta du mieux qu'elle put pour se faire comprendre:

-Navré de vous déhancher, je cherche le Castel de Lómilendë. Pouvez-vous m'en indiquer sa direction bien aimable?

La Coréenne s'efforça de choisir la langue romande, plus proche des phonétiques latines entendues récemment dans les environs depuis son débarquement que l'idiome germanique qu'une autre voix lui exhortait d'utiliser.

Oui, oui, je t'entends... si elle ne me comprend pas, je tente l'autre. Déjà que je m'écorche les lèvres, sur ce continent aux langues barbares... Qu'on me la décrive, je ne vois qu'une informe masse sombre. Comment ça c'est presque ça? Vous êtes inutiles et bruyants dans ce coin, décidément.

Toujours impassible en apparence, l'ancêtre se releva péniblement afin de se retourner vers l'impromptue passante. Elle apprécia que l'herbe fraîche caresse ses plantes de pied endolories. En se tournant aux trois-quarts, un souffle de vent vint lui amener une agréable odeur de farine et de levures.


Humm, plus chaleureux encore que le fumet du pain. Qu'est-ce que cela peut bien être?

Piquée d'un regain de curiosité, Hee-Young tenta d'afficher un visage serein tout en joignant ses mains squelettiques dans son dos.

Bien sûr, cette vieille personne chercherait le château. Pendant un instant, Jolanda envisage d'ignorer la question et de continuer à marcher tout droit. Mais enfin, elle est de trop bonne humeur. De plus, la vieille femme n'a pas l'air tout à fait "ensemble".

"Ah oui, Lomilende. C'est là que se trouvent beaucoup de gens comme vous. Ce n'est pas loin. Il suffit de marcher tout droit jusqu'à un petit carrefour. De là, vous tournez à gauche. Nous pouvons marcher ensemble jusqu'au carrefour si tu veux ? (il n'y a pas d'autre endroit où aller...). Ou bien avez-vous prévu de... voler par magie ?"

Cette dernière question était du pur cynisme. Même si Jolanda savait pas grand-chose sur la magie, elle n'avait encore jamais vu personne voler. Pourtant, alors que son œil de verre scrutait involontairement la (les) présence(s) magique(s) de la personne, cela lui semblait tout à fait exotique et désordonné. Elle ne serait pas étonnée que cette vieille ait plus d’un tour dans son sac. Après tout, elle devait bien être capable d'empêcher sa chair pourissante de tomber de ses os. Jolanda glousse joyeusement à cette idée et attend avec impatience la réponse de la femme.

La Comtesse était revenue, l’Allemand aussi. Tout devrait à présent bien se passer. Mais pourquoi diable Zaïna avait cette sensation que rien n’allait aller. Pire que tout allait empirer ? Perdue dans ces ruminations intempestives, la chamane ne perçut pas tout de suite la nouvelle présence magique de son propre Art.

Une fois distinguée, cependant, les pensées s’estompèrent et laissèrent place à la curiosité. Quelle était cette forte, mais chaotique émanation qui perturbaient ses réflexions ? Rapidement, elle localisa la source de ce dérangement et se dirigea aux abords du lac.

De là, elle y distingua deux entités. Une humaine à l’œil étrange. Zaïna reconnut la boulangère qui venait régulièrement faire profiter de ces confections les résidentes et résidents du château et une vieille dame qui semblait quelque peu désorientée.

Les yeux de Zaïna devinrent blancs le temps d’observer à présent la multitude d’esprits qui accompagnaient cette étrangère et qui tentaient d’attirer son attention. Ses prunelles regagnèrent une couleur foncée et elle s’avança vers les deux dames.

« Madame Vogel ? Bien le bonjour. Vos petits pains et autres délices enchantent plus que de raison notre beau château. Je vous serai éternellement reconnaissante pour vos services. »

Elle se tourna ensuite vers l’étrangère. Pour attirer son attention, tout en restant très prudente, elle apposa une main sur l’épaule de cette dernière.

« Madame… Nous n’avons pas l’honneur de nous connaître il me semble. Zaïna Oby, l’une des directrices de ces lieux. Puis-je vous aider ? »

L'un des esprits venait de traduire la proposition de marche de l'étrange vieille femme à la Coréenne, qui s'apprêtait à y répondre positivement. Plusieurs voix se chamaillaient.

Attendre. Attendre. Refus. Autre venue. Confusion. Accepter, terrain inconnu. Lieu étrange. Magie puissante.

Comme à son habitude, Hee-Young attendit un court instant avant de répondre. Malgré elle, elle écoutait ses consultants et jugeait si oui ou non elle suivait leur conseil.

Puissance. Repérés. Salutations. Nous a vus. Nous entend? Prudence. Arrivés!

Guère troublée par le brouhaha usuel, la vieille Coréenne entendit de nouveau bruits de pas souples, assurés.

Quelqu'un qui connaît les lieux. J'ai finalement pris le bon chemin, ce passage est plus usité que ce que j'aurais cru. Ah, elle connaît la boulangère. J'avais senti juste. La brioche! Voilà. C'est étonnant tout ce qu'ils font avec le blé, dans ces contrées.

Patiente, Hee-Young entendit la Directrice la saluer. Elle en avait presque oublié sa venue annoncée précédemment. Une main se plaça doucement mais fermement sur son épaule, signifiant sa présence. Une connaisseuse. Décidément, les gens de cette région la surprenaient davantage que ce à quoi elle s'attendait. Après la rudesse italienne...

Hee-Young murmura à un esprit et répéta sa traduction en français du mieux qu'elle put. Sa phonétique était relativement désastreuse.

-Bien le Bonjour à vous. Directrice de Lo-mi-len-dë, répondit-elle en s'efforçant sur le nom de l'école. Vous êtes effectivement ma destination.

Tiens, les esprits sont calmes. Étrange. Ces deux femmes piquent suffisamment leur curiosité pour taire leur insolence. Je dois rester sur mes gardes.

Chamane. Étrangère. Torrent souterrain, chuchota une des voix enfantines, la plus douce et peu entendue dans le tumulte normalement. Une voix qui décrochait parfois une larme au coin des yeux vides et gris de l'ancienne nomade.

-Je suis voya-geuse. L'on m'a recommenté cet endroit. Vous m'accompagnez à château?

Hee-Young se tourna vers la boulangère.

-Je remercie vous, brioche. Vous venez marcher dans direction avec nous?

Les esprits n'étaient pas toujours fiable. Ces deux humaines l'étaient-elles?

Et un autre problème se résout tout seul sous les yeux de Jolanda. 
Alors qu'elle venait d'accepter de jouer l’ escorte pour cette vieille prune à moitié cinglée, un miracle apparaît et la soulage de ce fardeau. Enfin, un miracle sous la forme d'une autre vieille prune à moitié cinglée.
De la magie. (Pfui !)


"Je vous laisse en bonne compagnie avec cette charmante personne. Adieu."


Fredonnant d'un air amusé, Jolanda s'éloigne de ce pot-pourri d'absurdités magiques. Sa journée parfaite ininterrompue.

Zaïna était tantôt fascinée par cette étrangère qui semblait ne pas posséder de connaissance de la langue mais la comprendre et la parler à l’aide de la multitude d’esprits et tantôt fascinée par la posture de la boulangère qui ne souhaitait pas discuter plus que nécessaire avec les deux sorcières.

« Vous cherchiez Lómilendë ? Laissez-moi vous y accompagner et vous offrir un thé ou tout autre boisson que nous aurions sur nos terres. »

Elle se retourna en direction de la boulangère qui n’avait pas daigné lui adresser la parole et cantonna :

« Bonne journée, Madame Vogel et à demain ! »

Amusez par cette villageoise étrange, elle l’observa s’éloigner avant de reprendre.

« Madame, oserai-je vous demander votre nom ? Peut-être pourriez-vous me raconter votre histoire et ce qui vous amène à notre château ? »

Les deux femmes se mirent en marche vers l’école. Certains esprits désintéressés semblaient ne plus les suivre. Certains restaient et d’autres s’ajoutaient. Cette personne était une concentration d’énergie chamanique. Zaïna avait hâte d’en apprendre plus sur cette voyageuse si intrigante.

[Je te laisse voir si tu souhaites continuer ici encore une publication ou passer à Lomilende chez Zaïna.]